Je n’ai jamais imaginé la maison de ma mère sans son fouillis.
D’ailleurs, celui-ci nous tenait chaud, il était intime et réconfortant. Nous
vivions avec lui et il faut bien le dire, malgré lui.
Ce n’était pas sans une certaine crainte que je voyais arriver les
jours de grand nettoyage. Ma mère alors était sans pitié. Il fallait à tout
prix traquer cet hôte jugé soudain indésirable. Nous le pourchassions dans les
moindres recoins. Il perdait petit à petit toutes ses places fortes, les meubles
faisaient des réapparitions triomphantes, le fouillis était repoussé jusqu’au
fond des armoires, embastillé dans tiroirs et placards prestement refermés sur
leur trop plein.
Après une journée de combat acharné, le fouillis semblait vaincu,
nous avions fait place nette et nous contemplions, étonnées, une maison
étrangère propre et glacée comme une veuve au jour de l’enterrement. Il
n’importe, nous ne pouvions nous attendrir et c’est en glissant triomphalement
sur nos chaussettes que nous parcourions l’étendue déserte de nos parquets
cirés.
Notre victoire était éphémère. Dès le lendemain nous sentions à
nouveau rôder l’ennemi. Il nous guettait dans l’entrebâillement des portes mal
closes, prêt à s’échapper, à se répandre, à envahir de nouveau. Ma mère était lasse de l’effort de la veille,
quant à moi, je me sentais des dispositions d’agent double : Il ne nous
restait plus dans ces conditions, qu’à pactiser avec l’ennemi.
Il posait d’ailleurs vivement ses jalons, se montrait tyrannique,
intraitable et méprisait les frontières. Il apparaissait tout d’abord sous
forme de bouteilles vides qui s’alignaient le long de la cuisinière et
gagnaient peu à peu l’entrée, ne nous laissant que le droit de passage. Il
s’enflait ensuite sous le buffet par l’intermédiaire de chaussures, neuves ou
vieilles, sales ou propres, qui, triomphant par le nombre en chassaient le
chat, obligé de se replier vers des lieux plus cléments, généralement les
radiateurs. Ces derniers d’ailleurs rapidement exposés à leur tour, car le
fouillis s’y installait en piles de journaux qui ne tardaient pas à se laisser
sournoisement glisser à terre, illustrant notre carrelage des titres sanglants
des meurtres à la « Une » ; et même, en cherchant bien nous
aurions pu faire le compte exact des camemberts consommés au cours de la
semaine, les boîtes vides stationnant sous la table en attendant la voisine qui
les prendrait pour allumer son feu.
Là où notre résistance s’organisait, c’était au sujet de la
protection des chaises. Il n’était pas rare de nous voir, l’un ou l’autre,
prendre sur celles-ci une pleine brassée de linge que nous déposions
religieusement sur le buffet, ceci avec le sérieux d’un général fleurissant la
tombe du Soldat Inconnu. Lorsque le linge du buffet atteignait la cote
d’alerte, c’est-à-dire le dessous du compteur électrique, il changeait
instantanément de destination et s’empilait sur le lit en masse compacte et
colorée de lainages et cotons. C’est d’ailleurs là que mon père le retrouvait
le soir à l’heure du coucher et que, superbe de mépris, il l’entassait sur la
machine à coudre.
Pour le linge, je n’ai jamais su pourquoi, le circuit se coupait à
la machine à coudre. Il demeurait là parfois des mois, comme s’il avait gagné,
à force de tribulations, le droit d’asile.
Il n’en allait pas de même avec les objets nomades. Ceux-ci avaient
la folie des horizons nouveaux et nous butions sur eux partout, hormis les fois
où ils firent besoin. Ainsi en fut-il de la bouteille d’encre, des grands
ciseaux, du pot de colle et de la salière… Objets itinérants, grands voyageurs,
alliés incorruptibles de Maître Fouillis, nous primes l’habitude, fort sage, de
nous passer de leurs services.
Cependant la salière eut un destin particulier. Je n’ai jamais rien
su de sa fin. Un jour, faisant acte d’autorité, mon père, lassé sans doute de
manger fade et ayant enfin réussi à appréhender l’objet fugueur, le glissa dans
sa poche, avec, je pense, l’intime conviction de l’y reprendre quand le besoin
s’en ferait sentir. Or nous n’avons jamais revu la salière. Ce soir-là encore,
mon père mangea fade mais promena sur nous un regard acide qui réclamait
vengeance. Nous n’y étions pour rien !
Ainsi jour après jour, le fouillis prenait possession de nos biens.
Il montait à l’assaut des buffets et armoires, assiégeait nos tables et nos
lits, se ruait en travers des planchers en vagues d’objets hétéroclites que
nous ne ramassions même plus. Il nous suffisait de savoir qu’ils étaient
« par là ». Donc les meubles prenaient du flou, s’habillaient de
chiffons et de papiers, les angles s’adoucissaient, les plantes vertes
s’argentaient de poussière, les glaces ternies ne heurtaient plus le regard,
les rideaux eux-mêmes, fanés, avaient perdu un peu de cette jalousie agressive
que l’on déploie au nez des curieux.
La maison s’était adoucie, animée ; elle était riche de
poussière et de couleurs, chaude de vie.
Mon dieu Fouillis, régnez longtemps sur nous !
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