Le bridge


Il existe sûrement encore des gens heureux qui peuvent dire « avant le déluge » ou « après le déluge », celui-ci étant par eux considéré comme l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire. Nous avons modestement ramené notre passé historique à des limites moins lointaines mais tout aussi catastrophiques et nous nous situons dans le temps en disant :  « avant le bridge ou après le bridge »

L’idée première et diabolique de notre initiation (bien que pas une minute l’air ne sentît le soufre en signe d’avertissement) vint de Jacques, qui décida un dimanche de nous révéler les délicieuses subtilités des cartes à quatre, sous prétexte qu’il était indécent de les ignorer : Bienheureuse indécence ! Mais comme je viens de le dire, aucun signe avant-coureur des grands désastres ne vint illuminer notre béatitude d’alors et c’est avec la bonne volonté de l’innocence que nous nous mîmes à apprendre le bridge.

Cependant, les premières joutes ayant assez rapidement démontré que notre enthousiasme ne suppléait pas forcément notre incompétence, Jacques afin de relever nos courages défaillants, employa les grands moyens et rentra un soir les bras chargés de traités très sérieux et d’un bizarre petit appareil permettant de s’exercer seul. Le tout ayant coûté fort cher, nous dûmes commercer, avant de nous mettre à l’étude, par revoir notre budget du mois.

Ce fut là le tout petit début d’une grande suite de maux ! Ayant à cœur (déjà !) de prouver notre bon vouloir à défaut de dons particuliers pour le noble jeu, nous nous jetâmes sur les bouquins avec une ardeur propre à forcer l’admiration la plus rétive. Les résultats ne se firent pas attendre. Au bout de huit jours notre intérieur présentait les signes de l’abandon et du désordre le plus total, notre estomac criait famine (nous enjambions délibérément les heures des repas) notre teint pâlissait et notre œil  offrait à l’observateur le moins averti  la fixité particulière de l’abrutissement complet.

Quant à nous, nous étions ravis, nous savions jouer au bridge et pouvions gagner à coup sûr les plus difficiles parties de championnat qu machiavélique petit appareil. A partir de là, la relation des faits devient moins précise, notre mémoire surmenée n’ayant enregistré, en dehors du jeu, qu’une suite de catastrophes qui venaient l’une après l’autre, affleurer un court instant notre cerveau uniquement préoccupé alors de remporter des manches. Je ne citerai donc que les plus marquantes, en dehors des nombreux accidents de circulation que nous provoquâmes à l’époque, pour inobservation des règles élémentaires du code de la route par inattention caractérisée.

Il y eût la double pneumonie contractée par le chien que nous oubliâmes dehors toute une nuit et de laquelle il se remit grâce aux coûteux honoraires du vétérinaire et grâce surtout à une robuste constitution.

Il y eut le robinet de la machine à laver qui resta ouvert bien au-delà des limites du rinçage de la lessive. Nous en profitâmes toutefois pour laver tout le rez-de-chaussée de la maison, grâce aux mètres cubes d’eau généreusement répandus.

Il y eut les plantes desséchées faute d’arrosage, les repas calcinés, la correspondance restée sans réponse, ce qui nous valut d’avoir à la fois l’électricité et le téléphone coupés... Mais nous jouions imperturbablement sans que rien n’altère notre sérénité. Nous jouions le jour quand nous étions libres et la moitié  des nuits.

Une certaine inquiétude finit quand même par se saisir de nous quand Jacques reçut de son patron un avertissement puis un préavis de renvoi, quand Gilles dut cesser ses activités professionnelles pour dépression nerveuse, quand je m’entendis répondre à mon boucher, m’annonçant que mon tout était arrivé de me faire servir : « Deux piques, s’il vous plaît »

Sylvie fut seule épargnée. Elle travaillait alors à la Sécurité Sociale et nous savons tous que l’apathie y est considérée comme normale. Cette particularité lui permit de garder sa place et nous nous en réjouîmes, car nous nous aperçûmes que nous en avions, financièrement parlant, le plus pressant besoin.

Il y a cinq ans que nous avons cessé de toucher aux cartes. Nous commençons seulement à nous relever de nos ruines, mais nous continuons de dire :  « Avant le bridge… Après le bridge… »

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